1. De Viracocha au « Dieu Soleil ».
Viracocha est sans doute la plus ancienne divinité du panthéon inca. Considéré comme le créateur et le souverain de tout être vivant, il a présidé à plusieurs créations successives de l’univers et des hommes. Viracocha fut donc, à l’origine, élevé au rang de dieu suprême céleste, mais il fut peu à peu remplacé par le Dieu Soleil (certains commentateurs affirment cependant que le culte de Viracocha pourrait être postérieur à celui du Soleil; ce problème chronologique, faut de témoignages suffisants, ne pourra sans doute jamais trouver une solution définitive). Le Soleil fut donc bientôt placé au centre du panthéon inca, mais Viracocha n’en garda pas moins un ascendant certain sur les autres divinités de ce panthéon qui sont considérées comme autant de délégués chargés de veiller à la bonne marche des affaires humaines. Il va sans dire que les croyances des Incas furent stigmatisées et diabolisées par les commentateurs chrétiens qui assimilèrent les divinités incas à Satan : « Juan de Betanzos, écrivant un siècle avant Cobo, concluait que la « confusion » était due à une cause plus sinistre, et il nommait expressément le diable. Comme il l’explique, « parfois ils [les Indiens] tiennent le Soleil pour Créateur, d’autres fois ils disent que c’est Viracocha. Généralement, dans tout le pays et dans chacune de ses provinces, le diable les a plongés dans la confusion. Partout où il s’est montré, le diable leur a enseigné des milliers de mensonges et d’illusions. Ainsi les a-t-il trompés et aveuglés » » (Urton).
2. Viracocha : mythes de création.
2.1. Des ténèbres primordiales (ou du lac Titicaca, selon le commentateur chrétien Betanzos) émergea le dieu créateur Viracocha dont le nom signifie « l’écume de la mer » ou « la graisse de la mer ». Selon les versions, le dieu créateur est également nommé Con Ticci Viracocha, Thunupa Viracocha ou encore, Viracocha Pachayachachic. Viracocha créa le monde et une première race d’hommes. C’était, dit-on, des géants qui vécurent dans l’obscurité pendant un certain temps, mais, pour une raison inconnue, ils déçurent Viracocha et attirèrent sur eux sa colère. Le dieu mit fin à ce premier âge en provoquant un déluge et en changeant ces êtres en pierres. On dit que les vestiges de ce premier âge étaient visibles par tous à l’époque inca et qu’ils le sont encore de nos jours : ce sont les statues de pierre du site de Tiahuanaco, près du lac Titicaca. Viracocha créa alors une seconde race humaine. Le dieu convoqua sur une île du lac Titicaca -nommée l’île du Soleil- le Soleil, la Lune et les étoiles. Après avoir mis en mouvement les luminaires célestes, Viracocha façonna la deuxième race humaine. Pour ce faire, il utilisa la pierre des bords du lac qui, à cette époque, était encore malléable. Il créa des figures d’hommes, de femmes (enceintes ou non) et d’enfants. Après avoir façonné ces gens, Viracocha les peignit chacun du vêtement symbolisant leur nation et donna également à chaque nation la langue qui serait la sienne, les chants qu’elle aurait à chanter, de même que les mets, les semences et les légumes qui lui servirait de nourriture. On dit ainsi que Viracocha parcourut la terre, sous une apparence humaine, afin d’enseigner et transmettre aux humains les règles de la sagesse et les lois fondamentales de la civilisation. Sa mission achevée, Viracocha jeta son manteau sur l’eau, afin qu’il fasse office de navire, puis disparut avec le soleil couchant, non sans avoir prévenu au préalable de son retour prochain. Depuis ce temps, les Incas attendirent, tournés vers l’occident, le retour de Viracocha sous la forme d’un homme blanc et barbu (le nom de « Viracocha« fut ainsi utilisé par les indigènes des Andes pour désigner, outre le dieu, les envahisseurs européens).
2.2. Selon une version du mythe de création inca, telle qu’elle nous est présentée par Cristobal de Molina et vraisemblablement plus compatible avec le mythe chrétien de la Genèse -certains commentateurs chrétiens allant même jusqu‘à assimiler Viracocha à saint Thomas ou à saint Barthélémy-, un grand déluge survint et les eaux recouvrirent même les sommets des montagnes les plus élevées. Les seuls survivants de ce déluge furent un homme et une femme qui, lors de la décrue, échouèrent sur la terre de Tihuanaco. Viracocha leur apparut et leur ordonna de rester là (à l’exemple des populations transplantées par les Incas de leur terre natale à une autre région de l’Empire). La décrue terminée, Viracocha décida de repeupler le territoire, façonnant les ancêtres des différentes nations de Tahuantinsuyo (l’Empire inca) à l’aide d’argile et les peignant selon leurs traditions vestimentaires respectives. Alors qu’il créait cette seconde race humaine, de même que tous les animaux, Viracocha décida de garder auprès de lui deux de ses créatures -ses fils Imaymana Viracocha et Tocapo Viracocha- et envoya les autres créatures dans le monde souterrain. Alors, Imaymana Viracocha prit la route du nord-ouest le long de la route bordant la forêt et les montagnes; Tocapo Viracocha, frère cadet du premier, emprunta la route côtière, quant à leur père, Con Ticci Viracocha, il voyagea vers le nord-ouest, sur la route des hautes terres, entre ses fils. C’est lors de ce jour primordial de création que les trois divinités s rappelèrent les peuples locaux à l’existence via des grottes, des sources, etc., par lesquelles ils sortirent du monde souterrain. Ainsi attribuèrent-ils leurs lieux d’origine aux ancêtres des différentes nations et les répartirent-ils sur tout le territoire de l’Empire inca. C’est aussi à cette occasion que les trois Viracocha nommèrent les arbres et les plantes, et leur enseignèrent quand fleurir et quand donner des fruits. Une fois leur tâche accomplie, les trois Viracocha voyagèrent le long de la forêt équatorienne, vers les confins du nord-ouest de l’Empire, puis, poursuivant dans la même direction, arrivèrent finalement à l’océan où ils marchèrent sur les eaux, jusqu’à disparaître à l’horizon.
2.3. Dans sa version du mythe de création inca, Guaman Poma répertorie quatre âges :
2.3.1. Le 1er âge est celui des ténèbres, de l’Obscurité primordiale. La race humaine de cette époque se nomme Wari Wiracocharuna, le terme wari se rapportant à une espèce de camélidé hybride résultant d’un croisement de lama et d’alpaga; quant à ruma, c’est là le mot quechua pour dire « peuple ». Poma considère qu’il s’agit là des gens de l’époque de l’arche de Noé et prétend qu’ils vivaient avec une technologie rudimentaire. Ils portaient, en outre, des vêtements végétaux non travaillés. Les Wari Wiracocharuna, nous dit encore Guaman Poma, révérèrent d’abord « Dieu », puis se mirent à révérer les dieux créateurs andins, parmi lesquels deux formes de Viracocha (Ticci Viracocha et Caylla Viracocha) et Pachacamac. Le premier âge prit fin sans que l’on ne sache comment. A noter que l’aspect primitif donné par les Incas aux hommes de ce premier âge pourrait être une référence aux « sauvages », soit les peuples de la forêt que, malgré leurs nombreuses tentatives, ils ne parvinrent jamais à soumettre.
2.3.2. Le 2e âge fut celui d’une race humaine nommée Wari Runa. Plus avancés que la race précédente, les Wari Runa portaient des vêtements en peaux d’animaux et pratiquaient une agriculture rudimentaire. Ils vivaient simplement, pacifiquement et sans guerre, et reconnaissaient Viracocha comme créateur. Ce 2e âge s’acheva par un déluge.
2.3.3. Le 3e âge fut celui de Purun Runa, les « hommes sauvages ». Leur société était plus complexe que celles des races précédentes, et leurs vêtements étaient faits de tissus ou de laine teinte. Ils pratiquaient l’agriculture, l’exploitation minière et la joaillerie. La population augmenta et s’étendit aux basses terres jusque là inhabitées. Des guerres et des conflits éclatèrent. Chaque ville avait son propre roi et le peuple révérait le créateur Pachacamac.
2.3.4. Le 4e âge fut celui des « guerriers », les Auca Runa. A leur époque, le monde était divisé en quatre parties. La guerre s’intensifia . Les gens vivaient au sommet des montagnes, dans des maisons en pierre et des fortifications nommées pucaras. Administration et technologie progressèrent de beaucoup durant cet âge. On ne sait comment cet âge prit fin.
2.3.5. Le 5e âge ou « Soleil » est celui des Incas et prit fin, bien évidemment, avec l’arrivée des Espagnols.
3. La trinité inca est-elle d’origine chrétienne ?
Une vérité à rappeler : le particularisme inca dans le contexte universel de la triade et, partant, d’un symbole trinitaire non exclusivement limité au christianisme :
« Bien qu’il y eut à l’époque un certain nombre d’intérêts et de motifs convergents propres à nous porter à conclure que le triadisme et les dieux créateurs dans les Andes étaient les produits de l’influence catholique espagnole, il est important de garder à l’esprit que le triadisme est un concept très général, présent dans de nombreuses cultures du monde. De plus, la manifestation particulière de triadisme à laquelle nous sommes confrontés ici, celle d’un père créateur assisté de ses deux fils, semble très éloignée des caractéristiques particulières du dogme trinitaire dans le christianisme. En tout état de cause, étant donné l’absence de documents sur la conception des dieux créateurs dans la société inca avant l’époque de la conquête espagnole, nous ne serons peut-être jamais à même de résoudre cette question avec certitude. » (Mythes incas, Gary Urton, p. 59).
4. Viracocha, le « dieu-tonnerre ».
Comme dans le cas du dieu védique Indra, Viracocha semble être passé du rôle de dieu suprême créateur à celui de simple divinité des phénomènes climatiques. Les deux divinités semblent avoir suivi un chemin relativement semblable de rétrogradation bien que le rôle de Viracocha soit semble-t-il resté prédominant par rapport aux autres divinités incas. De fait, comme Indra, Viracocha apparaît comme un dieu de l’Orage, du Tonnerre et de la Pluie. Bien qu’éloigné du simple mortel, il joue un rôle essentiel dans la vie quotidienne de ce dernier et, de ce fait, un grand nombre de sacrifices lui est offert.
5. Viracocha, du lac Titicaca à Cuzco.
5.1. Au centre de l’Empire inca se trouvait Cuzco, la capitale. Le vrai centre de la ville de Cuzco, des quatre quartiers de la cité et de l’Empire était constitué par un ensemble d’environ une demi-douzaine de bâtiments nommés Coricancha, ce qui signifie « enclos doré », que l’on appelle parfois le Temple du Soleil. Et de fait, la statue en or fin de Viracocha dominait le Temple du Soleil. En outre, dans certaines chambres du Coricancha se trouvaient des images des idoles figurant le notamment le dieu créateur Viracocha. A noter que, bien avant que ladite statue fut érigée, l’image du dieu était déjà visible sur la porte du Soleil de Tiahuanaco, près du lac Titicaca. La fête de Viracocha était célébrée au mois d’août.
5.2. Il est dit que Viracocha, voyageant sur les routes des hautes terres, guérit les malades et les aveugles. Toutefois, lorsqu’il arriva au village de Cacha, dans le district de Canas (sud-est de Cuzco), les habitants de cette localité voulurent le lapider. Alors, Viracocha tomba à genoux et leva les bras au ciel comme demandant de l’aide. Aussitôt, le ciel s’emplit de feu et les habitants de Cacha, terrorisés, supplièrent le dieu de les pardonner et de les sauver de ce péril. En trois coups de son bâton de pèlerin, Viracocha éteignit le feu. Celui-ci avait toutefois eut le temps de brûler les rochers, jusqu’à les rendre légers comme du liège. Le lieu où se produisit ce prodige fut reconnu par les habitants de Cacha comme un lieu sacré. Aussi construisirent-ils une grande statue de pierre anthropomorphe à l’endroit même où, selon la légende, Viracocha se manifesta, et ils lui offrirent de l’or et de l’argent. Mais à quoi pouvait bien ressembler cette statue ? Les habitants auraient dit au commentateur chrétien Betanzos que Viracocha fut représenté comme « un homme de grande taille, vêtu d’une tunique blanche qui lui descendait jusqu’aux chevilles, avec une ceinture à la taille. Il avait les cheveux courts et une tonsure comme un prêtre. Il allait tête nue en portant entre ses mains quelque chose qui leur sembla ressembler aux bréviaires que transportent les prêtres d’aujourd’hui. » (Mythes incas, Gary Urton, p. 61). Les gens de Cacha apprirent également à Betanzos que Viracocha se nommait Contiti Viracocha Pachayachachic, ce qui signifie « Dieu qui a fait le monde ».
5.3. Après son étape de Cacha, Viracocha poursuivit son périple vers le nord-ouest, en direction de Cuzco, et arriva au site d’Urcos (30 km de Cuzco). Là, le dieu s’assit au sommet d’une haute montagne et appela les ancêtres des autochtones à venir l’y rejoindre. En souvenir de cet événement, les habitants d’Urcos bâtirent un banc en or à cet endroit et y dressèrent également une statue de Viracocha qu’ils nommèrent Atun-Vira cocha (=« le grand créateur »). Cette statue avait l’aspect d’une homme vêtu d’une longue robe blanche.
5.4. D’Urcos, Viracocha se rendit à Cuzco. A l’endroit même qui allait devenir la capitale de l’Empire inca, le dieu créa ou rappela de la terre, un grand seigneur auquel il donna le nom d’Alcavicça. Ce nom devait, par la suite, réapparaître comme celui des autochtones de la vallée de Cuzco telle que la trouvèrent les Incas. Avant de quitter la vallée Cuzco, Viracocha ordonna aux « orejones » (=les « grandes oreilles »; ce nom fut donné aux nobles incas du fait de la coutume qu’ils avaient de se percer les lobes des oreilles et de s’y suspendre des bobines d’or) de surgir de la terre après son départ, geste qui établit un lien entre le mythe des origines, centré sur le lac Titicaca, et celui de l’origine des rois incas.
5.5. Etrangement, ces mythes d’origine ne traitent que bien peu de ce qui devait devenir la division géographique et politique principale définissant le monde inca, soit celle de Tahuantinsuyu, « les quatre quartiers unis ». Toutefois, dans son ouvrage, « Commentarios reales de los Incas », Garcilaso de la Vega affirme « qu’après la baisse des eaux du déluge, un homme (anonyme dans ce mythe) apparut à Tiahuanaco. Cet homme était si puissant qu’il divisa le territoire en quatre parts, donnant un quartier à chacun des quatre rois. Manco Capac reçut le quartier nord, Colla le sud, Tocay l’est et Pinahua l’ouest. Ce « créateur » de Tiahuanaco ordonna à chaque roi de se rendre dans le quartier qui lui avait été assigné, de conquérir et de gouverner les populations autochtones. » (Mythes incas, Gary Urton, p. 65). D’un point de vue historique, il est dit que c’est le neuvième souverain, Pachacutec, premier Inca historique dont le nom signifie « renversement du monde », qui rebâtit la ville de Cuzco, fit construire les routes et favorisa le culte de Viracocha.
Eric TIMMERMANS ©
Bruxelles, le 2 septembre 2010.
Sources : Les Incas, adorateurs du dieu soleil, Bernard Baudouin, Editions De Vecchi, 1998, p. 54-55 / Les Incas - Peuple du Soleil, Carmen Bernand, Découvertes-Gallimard Histoire, 1988-2003, p. 14, 23, 83 / Mythes incas, Gary Urton, Editions du Seuil, 2004, p. 18, 19, 51, 53 à 65, 67-69, 74, 85.