1. De l’art culinaire au symbole sacré...
Considérés comme impurs et interdits à la consommation dans certaines traditions religieuses sémitiques, le porcin occupe, au contraire, une place de choix dans la gastronomie européenne. Certes, j’apprécie aussi, comme la plupart d’entre nous, et ce en dépit de certaines superstitions religieuses et des récriminations végétariennes, la viande de porcin sous ses multiples formes : lard, boudin, pâté, jambon, saucisse, saucisson, côtes de porc. Rappelons-le : « dans le cochon, tout est bon ! » Mais je ne vais point vous proposer ici un texte consacré à l’art culinaire : restons dans le domaine qui est le nôtre sur ce blog, celui de la mythologie. Car, alors qu’en islam et dans le judaïsme, le porcin est considéré avec répugnance et dégoût, il apparaît, au contraire, indissociable de l’héritage le plus sacré et le plus ancien de l’univers indo-européen. Cela est particulièrement vrai pour la tradition celtique, comme nous allons le voir.
2. Le porcin dans la tradition celtique.
2.1. Un symbole guerrier.
Les porcins jouissaient d’un prestige particulier auprès des Celtes. On sait, par exemple, que des représentations du sanglier ornaient les enseignes guerrières, les casques et les boucliers des Celtes. Le pavillon de la trompette de guerre, la carnyx, avait généralement la forme d’une hure de sanglier. On sait aussi que depuis l’âge du bronze, les défenses de cet animal accompagnaient certains hauts personnages jusque dans leur sépulture. Dès le 4ème siècle avant l’ère chrétienne, le sanglier est, avec le cheval et les monstres, l’un des principaux sujets des fibules zoomorphes celtiques. On le figure également sur des pièces de monnaie appartenant à un grand nombre de peuples celtiques qui s’étendirent des îles britanniques aux Carpates. Des statuettes de sanglier sont connues dans la totalité du monde celtique, c’est d’ailleurs le seul quadrupède sauvage qui soit si souvent représenté. Mais, nous dira-t-on, s’agit-il de sangliers ou de porcs sauvages ? Il apparaît, en effet, que les Celtes élevaient une race de porcs hargneux, hauts sur pattes et couverts d’une crinière drue, dont certains, du fait de leur agressivité, étaient volontiers utilisés comme « chiens de garde ». Selon toute vraisemblance, les deux espèces (ou races), étaient connues et il ne fait aucun doute que le porcin, sanglier ou/et autre, était un symbole de la force guerrière mais sans pour autant être un symbole de la classe guerrière, c’est là une distinction importante. En outre, comme nous allons le voir, au-delà de leur symbolique guerrière, les porcins revêtaient une dimension particulièrement bénéfique dans la tradition celtique. Mais avant d’aborder ce point, examinons quelques exemples de porcins guerriers, tels qu’ils apparaissent dans l’épopée celtique irlandaise.
2.1.1. Porcins magiques et combattants de la tradition celtique d’Irlande.
2.1.1.1. Le sanglier de Ben Gulbain.
Dans le récit irlandais de Diarmaid et Grainné, qui n’est pas sans rappeler le célèbre Tristan et Yseult, un sanglier joue un rôle primordial. Diarmaid et Grainné sont poursuivis par Finn, l’époux de Grainné. Celui-ci sait que Diarmaid est impérativement tenu par un tabou : il ne peut entendre l’aboiement d’un chien en train de poursuivre un gibier, sans aussitôt se joindre à la chasse. Finn utilisera ce tabou pour attirer Diarmaid dans un piège : faisant mine de se réconcilier avec lui, il lui demandera de participer à la chasse au sanglier magique de Ben Gulbain. Diarmaid ne peut refuser l’offre de Finn, car un second tabou ne lui permet pas de refuser une demande de l’un de ses compagnons. Alors « la bête se réveilla de son sommeil et regarda dans la vallée, et elle vit la troupe des Fianna à l’est et à l’ouest, venant vers elle. Il s’irrita à la vue de ces guerriers, le sauvage sanglier du Sidh. Plus longue qu’une lance était sa défense. Plus aigu que la Gai Bolga était son croc. Diarmaid, fils d’O’Duibhné, jeta sa lance sur le sanglier ; l’arme se brisa contre un arbre après avoir percé le sanglier… Alors il tira sa vieille épée de son fourreau et la bête mourut de la main de Diarmaid. » Finn espérait, bien évidemment, que Diarmaid fut tué au cours de cette chasse. Voyant que son plan avait échoué, il demanda à Diarmaid d’aller mesurer le sanglier. Aussi, le héros retourna-t-il sur ses pas. « C’était un acte dangereux. Il mesura le sanglier, mais les soies rudes et venimeuses blessèrent le pied du guerrier cruel dans les combats. Alors il tomba sur le sentier, le fils d’O’Duibhné qui ne consentait jamais à la trahison, sur le sol, à côté du sanglier. » Bien qu’il en avait le pouvoir, Finn se garda bien de soigner Diarmaid qui, dès lors, mourut de sa blessure.
2.1.1.2. Le sanglier de Formael.
Dans le récit de La mort de Finn, ce dernier et les Fiana partent à la chasse dans les environs de la plaine de Femen. Mais durant trois jours, ils ne trouvèrent aucun gibier. Ils arrivèrent bientôt au pied de la tombe d’un certain Failbé Findmaisch, dont Finn révèlera qu’il fut tué lors d’une chasse au sanglier géant de Formael. Finn se mit à chanter un poème en l’honneur de Failbé et décida que, le lendemain, ses hommes et lui partiraient, eux aussi, chasser l’animal. Ils se mirent en quête de la bête et la trouvèrent bientôt. Le sanglier de Formael était de couleur particulièrement sombre et il inspirait la terreur. Hérissé, hardi et, pour tout dire, monstrueux, il n’avait pas d’oreilles, pas de queue, pas de testicules, mais ils possédaient, par contre, des défenses énormes et effroyables qui sortaient de sa grosse tête. Lorsqu’ils virent le sanglier, les Fiana se ruèrent sur lui, mais les meilleurs chasseurs succombèrent sous ses coups. C’est alors qu’Oscar, le petit-fils de Finn, se lança à son tour au combat avec une audace et un courage sans pareils. Il finit ainsi par tuer le sanglier géant. On enterra ensuite les victimes de la bête et Finn entonna un chant funèbre devant leurs tombes.
2.1.1.3. La truie Beo.
Beo est le nom d’une truie monstrueuse qui dévasta la province irlandaise de Munster. Bien que le forgeron Lochan lui avait clairement déconseillé de se porter à la rencontre de Beo, Finn décida de la pourchasser. Dès qu’elle le vit, Beo le chargea. Le chasseur parvint toutefois à la tuer à l’aide de sa lance. Il en ramena la tête au forgeron comme don nuptial pour sa fille.
2.1.2. Le porcin celtique diabolisé ?
Cette vision du porcin belliqueux et violent n’est qu’apparence : le porcin, et plus précisément, le sanglier, possède la connaissance, voilà pourquoi les rois et héros des textes légendaires celtiques les chassent et essaient de les capturer. Cette vision du porcin guerrier a peut-être facilité certaines diabolisations dans le contexte chrétien. Ainsi, dans la Vie armoricaine de saint Hervé, le nom d’un démon nommé Huccan est évoqué. En ancien breton, il signifie « Petit cochon ». Peut-être doit-on voir en lui une diabolisation chrétienne de l’antique dieu gaulois Lugos, que l’on retrouve, semble-t-il, sous des appellations proches dans diverses traditions celtiques : Lug ou Lugh (dont le père, Cian, prit un jour la forme d’un sanglier), en Irlande, Lleu, au Pays de Galles. De fait, le nom de Huccan doit vraisemblablement être rapproché de celui de Moccus, un aspect du Mercure celtique dont on a retrouvé la trace à Langres (Côte d’Or). Or, le dieu gaulois Lugos apparaît également, dit-on, comme un aspect du Mercure celtique. Huccan a laissé son nom à un rocher situé du côté de Brest : c’est là qu’il aurait été précipité dans la mer (Patrice Lajoye). Le nom de Huccan doit peut-être aussi être rapproché de celui de Huan, l’un des aspects du dieu gallois Lleu, déjà cité. En outre, même si, dans les légendes irlandaises, les mauvais esprits sont souvent représentés sous la forme de cochons, remarquons que dans les textes de la tradition irlandaise, même d’inspiration chrétienne, le porcin est toujours perçu d’une manière positive. En effet, il ne faut pas confondre puissance guerrière et activité maléfique. Ainsi, lorsque le twrch trwyth (irl. Triath roi) gallois s’oppose à Arthur, ce n’est pas par malfaisance, mais parce qu’il représente le Sacerdoce en lutte contre la royauté à une époque de décadence spirituelle. Il convient donc de comprendre que si le sanglier représente effectivement la combattivité et l’invincibilité, il ne symbolise pas pour autant la classe guerrière (symbolisée par l’ours), mais bien la classe sacerdotale (pouvoir spirituel).
2.2. Un symbole bénéfique de la classe sacerdotale.
2.2.1. Un symbole d’immortalité.
Les Celtes voyaient dans le sanglier le mangeur des glands du chêne sacré, cet animal, comme le druide, étant en rapport étroit avec la forêt. Quant à la laie, symboliquement entourée de ses neuf marcassins, elle fouit la terre au pied du pommier, symbole d’immortalité. Ainsi, Tuân Mac Cairill, témoin légendaire des diverses invasions mythiques de l’Irlande, se métamorphosa-t-il notamment en sanglier : « Or, j’étais sur le seuil de mon antre, le souvenir m’en est resté. Je sais que changea l’aspect de mon corps et je fus sanglier. Alors je fis des vers de cette merveille. Aujourd’hui, je suis sanglier, je suis roi, fort et victorieux. Mon chant et mes paroles étaient agréables autrefois dans les assemblées, plaisant aux jeunes et jolies femmes. Mon char était beau et majestueux, ma voix avait des sons graves et doux, j’étais rapides dans les combats, j’avais un visage charmant, aujourd’hui je suis un noir sanglier. »
2.2.2. Un animal sacrificiel.
Animal sacré donc, le porcin était également un animal sacrificiel : des porcs ont été sacrifiés aux divinités célestes et terrestres, dans le sanctuaire de Gournay-sur-Aronde ; on ne pouvait partir à la chasse au sanglier sans avoir consulté les puissances surnaturelles ; le sanglier constitue la nourriture sacrificielle de la fête de Samain (1er novembre), la fête la plus importante du calendrier celtique.
2.2.3. Le porcher-druide.
Le métier de porcher était particulièrement honorable chez les Celtes : un porcher était un druide, un haut fonctionnaire de la Cour et le gardien de la nourriture des dieux. On le voit notamment dans le récit irlandais dit des Deux Porchers qui, après maintes aventures et métamorphosent se retrouvent et s’affrontent sous la forme de deux taureaux, le Beau Cornu d’Ai et Brun de Cualngé, dans le récit de la Tain Bô Cualngé ou Razzia des vaches de Cooley, un des récits essentiels de la littérature épique irlandaise.
2.2.4. Le divin sanglier : l’animal-guide.
Le sanglier est le prolongement sur terre des dieux Lug/Lugos et Esus, il est également lié au Dagda. Triath, le roi des sangliers dans la tradition celtique d’Irlande, a pour maîtresse la déesse Brighid, un des visages de la Déesse Mère celtique ; c’est Triath qui, avec les bœufs Fea et Feimhean, configura le relief de l’Irlande. En Gaule, on trouve également le sanglier associé à plusieurs divinités. Ainsi, le nom du dieu Baesertis est assimilé à celui du sanglier (Baedd, en gallois) et un sanglier est gravé sur son autel (Gourdon, dans le Lot). Une dédicace à Bellicos (Donon, dans les Vosges) est accompagnée de le représentation d’un sanglier et d’un lion affrontés. Dans un sanctuaire de Candeleda (Vieille-Castille, Espagne), on a retrouvé vingt-et-une dédicaces à un dieu Vaelicos, ainsi qu’un sanglier funéraire. Les monuments du culte à Endovellicos montrent également un sanglier. Le porcin est l’animal-guide, celui qui mène l’homme vers l’espace sacré. De par sa complicité avec les êtres surnaturels, il côtoie, du point de vue celtique, les réalités et les secrets de l’Autre Monde. Le porcin et tout particulièrement le sanglier, est donc clairement, comme nous l’avons dit, un symbole de la classe sacerdotale.
2.2.5. Le porc nourricier.
Le porc sacré est également nourricier. Lorsque les Tuatha dé Danna, dieux de l’ancienne Irlande, furent vaincus par les Gaëls ou fils de Mile et durent rejoindre le monde souterrain de tertres, le dieu Mananann leur distribua du porc comme nourriture. Parmi les trois merveilles du Sidh du Dagda, on trouve un porc toujours vivant et un autre porc cuit dont les morceaux ne diminuent jamais lorsqu’on en mange. Le thème du porc magique, pièce centrale des festins, dont la viande est toujours cuite à point et ne diminue jamais, apparaît dans plusieurs récits mythiques. Pendant l’automne, on engraissait de grands troupeaux de porcins destinés à être égorgés au début de l’hiver, soit à l’occasion de la fête de Samain (1er novembre). En effet, à Samain, on consommait rituellement de la viande de porc, comme nous l’avons déjà souligné.
3. Le porcin dans d’autres traditions indo-européennes.
3.1. Dans la tradition gréco-latine.
On connaît l’image de la déesse Diane, emportée par un sanglier, avec laquelle on confondit la déesse gauloise Arduinna, mais on connaît également, dans la tradition hellénique, le sanglier de Calydon. Ce sanglier monstrueux fut envoyé par Aphrodite contre le roi Oenée (ou Oeneus) qui avait omis de sacrifier à la déesse. Le sanglier sema la mort et la dévastation dans tout le pays, jusqu’au jour où il fut tué par Atalante, qui lui porta le premier coup mortel, et Méléagre. Ce dernier donna la peau de la bête à la chasseresse Atalante, ce qui provoqua la jalousie et la fureur des autres chasseurs. Calydon était une ville d’Etolie, située sur l’Evenos, en Grèce. La chasse au sanglier de Calydon est représentée sur un cratère datant d’environ 570 avant l’ère chrétienne. En outre, une sculpture de Scopas (4e siècle avant l’ère chrétienne), reproduit la chasse sur la façade Est du temple d’Athéna, à Tégée.
3.2. Dans la tradition nordique.
Dans la tradition germano-nordique, on connaît un sanglier merveilleux du nom de Gullinborsti (=Soies d’Or ou Celui qui a des soies d’or). Loki ayant mis en doute leurs capacités de forgeron, les nains Brokk et Eitri décidèrent de forger ce sanglier magique et de le donner au dieu Freyr, dont il tire le char. Il prend alors le nom de Slidrugtanni (Boutoirs dangereux) et se révèle plus rapide qu’un cheval. Dans le culte traditionnel germano-nordique, on sacrifiait un verrat au dieu Freyr, à Jol, c’est-à-dire au Solstice d’Hiver, qui correspond au Noël des chrétiens. De jour comme de nuit, Gullinborsti, dont les soies brillantes permettent de voir dans l’obscurité comme en pleine lumière, peut évoluer dans les airs ou se déplacer sur l’eau.
3.3. Dans la tradition hindoue.
Le sanglier apparaît également dans la tradition hindoue, dont il importe de rappeler ici les racines également indo-européennes. Ainsi, le troisième avatar de Vishnu est-il le sanglier Varaha. Alors que la Terre (la déesse Bhumi) venait d’être repeuplée, le démon Hiranyâksha entrepris de la précipiter dans les profondeurs marines. Pour l’arracher aux entrailles de l’océan et la ramener à la surface, le dieu Vishnu prit la forme d’un sanglier nommé Varaha, dont les défenses étaient capables de remuer des montagnes de limon, et plongea dans l’océan. Vishnu-Varaha lutta contre Hiranyâksha mille années durant. Il parvint finalement à le vaincre, à ramener la Terre à la surface et à dissuader les autres démons d’oser encore se livrer à une telle entreprise à l’avenir.
Eric TIMMERMANS.©
Equinoxe de Printemps 2011.
Sources : Dictionnaire de mythologie germanique, Claude Lecouteux, Imago, 2005, p. 110 / Dictionnaire de mythologie et de symbolique Nordique et Germanique, Robert-Jacques Thibaud, Dervy, 1997, p. 192 /Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Joël Schmidt, Larousse, 1965 / Encyclopédie de la mythologie, Sequoia, 1962 / Grand dictionnaire des symboles et des mythes, Nadia Julien, Marabout, 1997 / L’épopée celtique d’Irlande, Jean Markale, petite bibliothèque Payot, 1973, p. 144-145, 165-166 / Les Celtes – Histoire et Dictionnaire, Venceslas Kruta, Robert Laffont, p. 807-808 / Les dieux maudits, Jean Mabire, Copernic, 1978, p. 241).