1. Dana, Déesse-Mère de l’Irlande.
Dana (=Rapide, en gaélique) est l’un des noms de la Grande Déesse irlandaise. Il faut vraisemblablement rapprocher ce nom de ceux du Danube et du Don, par exemple, de même que de la Dane, dans le Cheshire. Ceci dit, on rapproche également ce dernier nom de celui de la déesse gauloise Damona. A l’instar de la déesse Brighid, Dana (ou Danu, Ana, Anu) est un des visages de la Déesse-Mère universelle, fécondatrice, génératrice et nourricière. Le culte de la Déesse-Mère est, sans doute, dans nos régions, antérieur à l’arrivée des peuples indo-européens, parmi lesquels on compte les Celtes. La Grande Déesse, que l’on dit Mère, Fille et Epouse des dieux, correspondrait ainsi à d’anciennes figures matriarcales. Les divinités de l’Irlande ancienne sont appelées Tuatha dé Danann, soit le clan (peuple, tribu, les gens) de la déesse Dana. De fait, Dana est la Mère mythique de ces dieux qui régnèrent sur l’Irlande. En Celtie insulaire, la Déesse-Mère incarne non-seulement la Fertilité, mais aussi la Souveraineté. A ce titre, le roi celte se liait solennellement à la Déesse, afin de garantir la prospérité de son royaume. Il est souvent fait référence à ce rite d’intronisation que l’on retrouve tant dans les textes que dans l’histoire du monde celtique. Ainsi voit-on le roi de Tara (roi suprême de l’Irlande, sans pouvoir réel) épouser Eriu qui n’est autre qu’un des nombreux visages de la Déesse-Mère irlandaise : le roi épouse la Terre-Mère souveraine Eriu/Dana /Brighid/Irlande. A la Dana celtique correspondent les visages d’autres déesses-mères celtiques, comme nous l’avons déjà signalé. Ainsi est-il avancé que si en Gaule celtique, la Diane gallo-romaine fut la déesse la plus vénérée, c’est essentiellement du fait d’une confusion avec Diva Ana dont le nom est prononcé, en bas-latin, « divouana ». La vénération dont Diane/Diana a fait l’objet auprès des Celtes de Gaule, résulte donc peut-être d’une assimilation de cette déesse méridionale à la Grande Déesse celtique. Mais cette thèse se trouve parfois contestée.
2. Les seins de Dana.
De manière imagée, on retrouve la trace d’Ana dans le relief même de la terre d’Irlande. Ainsi, à vingt kilomètres de Killarney, dans la baronie de Magunhy (Kerry, Irlande), trouve-t-on deux collines nommées The Paps of Anu (=les mamelons/seins d’Anu) ou simplement, The Paps. En gaélique, on les nomme Dé Chich Anann (=les seins d’Anu), du fait de la rondeur des deux collines qui n’est pas sans rappeler la forme d’une poitrine féminine. Dans le récit irlandais des Enfances de Finn, il est dit que chaque nuit de Samain (fête celtique du 1er novembre), de nombreux Irlandais venaient courtiser Ele, une très belle fille qui vivait dans le Sidh (domaine des Tuatha dé Danann) de Bri Ele (ou Brig Ele). Mais chaque année, l’un de ces soupirants y était tué. Un jour, c’est le poète Oircbel qui fut assassiné, ce qui décida le héros Finn, à le venger. Fiacail, fils de Conchem, conseilla à Finn de s’asseoir entre les deux Mamelons d’Anu, c’est-à-dire entre les deux tertres peuplés de fées, et d’y faire le guet. Lorsque vint Samain, les tertres s’ouvrirent et Finn fut alors témoin de dialogues et d’échanges de nourriture. Soudain, il jeta sa lance qui frappe de plein fouet celui qui n’était rien d’autre que l’assassin d’Oircbel. Par la suite, pour récupérer sa lance, Finn se saisira d’une des femmes du tertre, n’acceptant de la libérer qu’en échange de la promesse de lui renvoyer son arme.
3. La Déesse-Mère mégalithique.
Sur certaines constructions mégalithiques, on a trouvé des représentations schématisées de la Déesse-Mère et aux côtés de ces gravures, on a trouvé des représentations de nombreuses haches, comme dans la chambre de la Table des Marchands et au dolmen de Gavrinis, dans le Morbihan (Bretagne, France). Or, les croyances liées à la foudre bénéfique ont vraisemblablement subsisté dans les traditions des populations rurales européennes jusqu’à une époque récente, sous la forme des « dents de foudre » ou encore, des « haches de Dieu », qui désignent, en fait, des silex et outils néolithiques. On prétendait jadis que les places où se trouvaient ces objets avaient été frappés par la foudre, l’arme du Dieu du Ciel (Zeus-Jupiter, à l’origine). Ces objets liés à la foudre et enfouis au sein même de la Terre, rappelle le mythe du Ciel-Père fécondant la Terre-Mère. Les représentations Haches-Déesse-Mère étant les plus anciennement connues, nous pouvons probablement dater ce mythe de l’âge des mégalithes, soit 5000 à 1500 avant l’ère chrétienne. Cette tradition des pierres de foudre peut également être mise en relation avec les aérolithes que l’on retrouve dans d’autres cultes, telle la « Pierre Noire » de Pessinonte, liée au culte de Cybèle, la Grande Déesse-Mère orientale. Pour les peuples mégalithiques, sédentaire et agricoles, la relation entre le Ciel-Père et la Terre-Mère était, bien évidemment, primordiale et vitale du point de vie de leur quotidien. Dans nos régions, ce mythe serait donc d’origine mégalithique et non d’origine indo-européenne. Pour terminer, citons encore la pierre plate –support gravé- de Lcmariaquer, dans le Morbihan (Bretagne, France), qui constitue la représentation néolithique archétypale, dite « idole-chasuble », de la Déesse-Mère. Les petits cercles concentriques et les doubles croissants firent l’objet de plusieurs interprétations : seins, ornements, pommes…
4. Dana-sainte Anne : l’histoire d’une christianisation.
Si la déesse Brighid est devenue, du fait de la christianisation, sainte Brigitte de Kildare, sainte prédominante dans l’Irlande catholique, Dana, quant à elle, doit être rapprochée de sainte Anne. Rappelons que d’un point de vue biblique, sainte Anne appartient au peuple hébreu, sans la moindre référence celtique, cela va sans dire. Anne, dit-on, appartenait à la tribu de Juda et était de la race de David. On fit de cette Anne hébraïque la mère de la Vierge Marie et l’aïeule de Jésus de Nazareth, bien que cela ne soit dit dans aucun texte canonique. Anne épousa Joachim et de leur union naquit Marie, la mère de Jésus. L’origine de cette histoire, que l’on ne retrouve donc pas dans les Evangiles, est à rechercher dans un texte apocryphe connu sous le nom de « Protévangile de Jacques » : « Le nom de « Protévangile » fut donné au 16ème siècle par l’humaniste français qui le publia en Occident, parce que le texte relate des événements antérieurs aux récits des évangiles canoniques. Le plus ancien manuscrit connu (Papyrus Bodmer 5) porte le titre : Nativité de Marie, Révélation de Jacques. » (Evangiles apocryphes, France Quéré, p. 67). Et voici ce que l’on peut y lire : « Six mois environ s’écoulèrent ; le septième, Anne enfanta. « Qu’ai-je mis au monde ? » demanda-t-elle à la sage-femme. Et celle-ci répondit : « Une fille. » Et Anne dit : « Mon âme a été exaltée en ce jour ! » Et elle coucha l’enfant. Quand les jours furent accomplis, Anne se purifia, donna le sein à l’enfant et l’appela du nom de Marie. » (ibid., p.172 / Protévangile de Jacques, 6.2.). Au 1er siècle de l’ère chrétienne, le corps de sainte Anne, mère de la Vierge Marie, aurait été transporté dans les Gaules et enfoui dans un souterrain d’Apt, « à l’époque des persécutions » (contre les chrétiens). Il fut, dit-on, « miraculeusement » découvert sept siècles plus tard, et devint l’objet de pélerinages. A noter que l’on a également retrouvé à Apt une dédicace honorant une déesse celtique nommée Albioriga. Ce n’est toutefois qu’au 17ème siècle, en Bretagne, à Auray, que le culte de sainte Anne acquerra sa véritable popularité. Sans doute faut-il trouver dans la proximité géographique de la Bretagne insulaire, l’origine de la perpétuation du culte de la déesse Ana sous sa forme christianisée de sainte Anne. Au Moyen Âge, nombre de villages bretons portent le nom d’Anne/Ana. Ainsi, Commana est attesté au 11ème siècle sous la forme Cummana et est très certainement antérieur au christianisme. Ana aurait donc spontanément été christianisée et sanctifiée par le peuple, à moins qu’elle n’ait fait l’objet d’une « translation du culte ». Aussi, si la mère de la Vierge Marie est, bien évidemment, d’origine hébraïque, la grande popularité de la sainte dans les pays celtiques s’explique sans doute aussi, en grande partie, par son homonymie avec Ana/Dana.
5. Sainte Anne d’Auray.
L’histoire de la construction de la basilique de Sainte-Anne d’Auray, dans le Morbihan, peut peut-être nous éclairer sur l’origine pré-chrétienne et païenne du culte rendu à sainte Anne. Selon la tradition chrétienne, la découverte d’une statuette décrite, bien évidemment, non comme une représentation de la Déesse-Mère Ana, mais comme celle de sainte Anne, aurait été accompagnée de circonstances extraordinaires et de prodiges sans nombre. Ainsi, en 1625, un certain Yvon Nicolazik, paysan de Ker-Anna, prétendit avoir eu une vision : sainte Anne lui étant apparue en songe, lui aurait fait part de son souhait de voir reconstruire une chapelle qui aurait autrefois existé à Bosenno. L’année suivante, Nicolazik découvrit une statue de bois qui était peut-être une statue gallo-romaine de la déesse Ana. Toutefois, pour le bon peuple christianisé d’Armorique, il ne fit aucun doute qu’il s’agissait là d’une statuette de « Santez Anna », grand-mère de Jésus. La basilique de Sainte-Anne d’Auray fut donc construite à cet endroit et un pèlerinage y fut instauré au 17ème siècle. La basilique actuelle la remplaça au 19ème siècle. Malgré la filiation que l’on peut supposer entre le culte de la Déesse-Mère celtique et celui de la sainte chrétienne, il serait excessif de voir dans tous les aspects du pardon de Sainte-Anne d’Auray, un prolongement chrétien ou christianisé d’une antique fête païenne célébrée en l’honneur de la déesse Ana. Pour la petite histoire de cette basilique, ajoutons encore qu’une relique présumée de sainte Anne, ainsi que plusieurs ornements, furent donnés à Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, par le conseiller de la ville d’Apt, et furent ensuite offerts par la reine à la basilique d’Auray, en remerciement pour la naissance du futur Louis XIV. Sainte-Anne d’Auray fait toujours l’objet d’un pèlerinage et sainte Anne est fêtée le 26 juillet.
6. Ker-Anna, un sanctuaire celtique.
Le lieu où s’élève aujourd’hui encore la basilique de Sainte-Anne d’Auray portait, depuis des temps immémoriaux, le nom de Ker-Anna, comme nous l’avons déjà dit. Un sanctuaire païen y avait été élevé à une époque si ancienne qu’au début du 8ème siècle, il était, de vieillesse, tombé en ruine. L’emplacement de cet ancien sanctuaire était demeuré sacré et l’on prétendait que les animaux de la ferme eux-mêmes refusaient d’y porter le soc de la charrue. On peut donc voir dans ce lieu tabou un exemple classique de sanctuaire celtique. A l’époque de la Tène ancienne (-500 / -250), l’enclos était peut-être à lui seul un embryon de sanctuaire. Le lieu de culte n’était rien d’autre qu’une aire sacrée, limitée par un fossé. Le temenos (ou templum) est délimité par ce terrain découpé. Un simple trait sur le sol, un sillon de charrue, un fossé, suffisait à délimiter l’espace sacré.
7. Visualisation.
Dana est parfois représentée assise, les cheveux dénoués sur les épaules, entourées de gravures enfantines, des pommes figurées sur son ventre, visions d’artistes qui diffèrent clairement des représentations schématiques de la Déesse-Mère que l’on a trouvées sur des constructions mégalithiques.
Eric TIMMERMANS.©
Bruxelles, le 16 mars 2011.
Sources : Evangiles apocryphes, France Quéré, Seuil, 1983 / L’épopée celtique d’Irlande, Jean Markale, Petite Bibliothèque Payot, 1973 / Les Celtes – Les dieux oubliés, Marcel Brasseur, Terre de Brume Editions, 1996 / Les Celtes – Histoire et dictionnaire, Venceslas Kruta, Robert Laffont, 2000 / Nouveau dictionnaire de mythologie celtique, Jean Markale, Pygmalion, 1999.