1. Ahriman-Angra Mainyu, première incarnation du Mal.
La doctrine fondamentale du zoroastrisme (ou mazdéisme, du nom du dieu Ahura Mazda), une religion dualiste née en Perse au 6ème siècle avant l’ère chrétienne et qui porte le nom de son prophète, Zoroastre ou Zarathoustra, est basée sur l’opposition fondamentale entre deux principes indépendants : le bon, incarné par Spenta Mainyu (nom avestique d’Ahura Mazda, également nommé Ormazo, Ormuz, Ohrmazd) qui est le Grand Créateur, et le mauvais, incarné par Angra Mainyu (nom avestique d’Ahriman, Ahrimane ou Ariman) et qui représente l’Obscurité et les Ténèbres. Plus précisément encore, il est dit qu’Ahriman est la Source du Mal et qu’il est né de l’Obscurité, qu’il est un noir démon engendré par les Ténèbres (et non créé par Ahura Mazda, donc). Ainsi, face à Spenta Mainyu « se dresse Angra Mainyu (Ahriman), l’Esprit du Mal, qui fait des efforts constants pour détruire le monde de vérité et nuire aux hommes et aux bêtes. » (Mythes perses, V.S. Sarkosh Curtis, p.20) Ahriman apparaît vraisemblablement comme l’une des premières, sinon la première, incarnation d’un « Mal absolu ». En effet, le monde maléfique qui se présentait jusque là de manière abstraite et morale, se concrétise donc. « Angra Mainyu « qui est pleinement mortifère, le daêva des daêva (Vidêvdât, 19, 1), acquiert une présence et une agressivité nouvelles : il n’est plus l’être quasiment abstrait, prototype du choix moral, il est le mal par nature, et chef d’une multitude d’êtres démoniaques et haineux : les daêva des Gâthâs, collectivité anonyme, deviennent ici des forces déterminées, personnalisées et se multiplient en une engeance innombrable. Les principaux d’entre eux, les archidémons, sont les contreparties exactes des entités bonnes. » (Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, p.23-24).
2. Le « dieu bon », créateur du Mal ?
L’incarnation du Mal sous la forme d’Ahrimane /Angra Mainyu, n’est pas, bien évidemment, sans poser la question de l’origine dudit Mal. En clair, le créateur supposé « bon » et « bénéfique », en l’occurrence Ahura Mazda / Spenta Mainyu, a-t-il pu créer le Mal ou a-t-il pu, à tout le moins, le laisser s’engendrer ? « Ahura Mazda étant créateur universel, les deux esprits, Spenta Mainyu et Angra Mainyu, ne seraient-ils pas des créatures, originellement libres et indifférentes ? S’il est aisé de concevoir que l’esprit saint puisse provenir du Créateur (auquel plus tard il finira par s’identifier), cela est difficile à admettre de l’esprit mauvais, car ce serait rendre Dieu, au moins indirectement responsable du mal. Ou Dieu serait-il indifférent, au-delà du bien et du mal ? Si l’esprit mauvais n’est pas une créature, alors Ahura Mazda n’est pas créateur universel. » (Le Dieu du Mal, p. 15). La question de la création du Mal par le « bon dieu démiurge » se pose également dans le cadre chrétien. Comment expliquer, en effet, l’existence du Mal avant le péché originel, existence dont témoigne la présence d’un célèbre reptile dans un certain arbre… ? Ajoutons que tout comme Satan essaya de tenter Jésus, Ahrimane tenta, sans plus de succès d’ailleurs, de tenter Zoroastre. Oserais-je dire que la pomme ne tombe pas loin de l’arbre ?
3. Les légions d’Ahriman.
Ahriman, qui se pose en chef des démons daeva ou deva, « créa de son côté un nombre égal de dieux destinés à être comme les antagonistes de ceux qu’avait engendré Oromaze. » (Isis et Osiris, Plutarque) Ce dernier est, par exemple, secondé dans son action bénéfique par Mithra. Parmi les démons ou mauvais génies qui servent la cause d’Ahriman, on compte notamment la pensée mauvaise, le feu destructeur, la flèche de la mort, l’arrogance de l’orgueil, la soif et la faim. De fait, dans sa lutte contre Oromaze / Ahura Mazda, Ahriman est secondé par nombre d’êtres démoniaques. « Les plus importants sont Aeshma, démon de la folie furieuse et de l’outrage, et Azhi Dahaka, monstre à trois têtes, six yeux, trois mâchoires, dont le corps est rempli de lézards et de scorpions. » (Mythes perses, V. S. Curtis, p.21) Il nous faut ici reconnaître dans le nom d’Aeshma, l’Asmodée biblique, c’est-à-dire Aeshma-Daeva.
4. Un dualisme en expansion constante.
Ahrimane / Angra Mainyu apparaît essentiellement comme un destructeur de la « bonne création », mais il est lui-même responsable, comme nous l’avons vu, de la « mauvaise création », à savoir, la création des daêva, les Ténèbres, une assimilation qui aboutira progressivement à l’identification du Mal aux Ténèbres et à l’Obscurité. La création d’Angra Mainyu apparaît donc comme une « contre-création ». « Le Vidêvdât, 1, est une longue énumération des créations successives d’Ahura Mazdâ et des fléaux immédiatement créés par son adversaire. Par exemple, voici la première création : « Le premier des lieux et pays excellents que je créai, moi, Ahura Mazdâ, fut l’Airyanem Vaêjo de la bonne Dâitya. –Angra Mainyu, pleinement mortifère, répondit en créant ce fléau pour le pays : le serpent rouge et l’hiver créé des daêva. » (Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, p.26) Le Vidêvdât est un code contre les démons. Au fil des siècles, les formes polythéistes vont s’estomper, alors que l’opposition dualiste entre bien et mal ne cessera de s’affirmer et de s’affiner. Cette opposition se retrouve sur tous les plans dans le zoroastrisme : Bien-Mal, Ohrmazd-Ahriman, Lumières-Ténèbres, Création-Contre-création, Etoiles-Planètes, etc. Ohrmazd et Ahriman apparaissent donc comme deux natures essentiellement et éternellement antagonistes.
5. Aspects d’Ahriman.
5.1. Ahrimane est un « mauvais Esprit produit à partir des Ténèbres, sa propre essence, le corps de sa création sous la forme d’un crapaud noir avide de ténèbres ; il produit la concupiscence, puis l’essence des dêv (démons), le malheur et le mensonge. » (Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, p.31-32)
5.2. « L’archidémon Angra Mainyu vit dans les ténèbres du Nord, foyer de toutes les forces du Mal. Il peut abandonner son apparence extérieure pour prendre celle d’un lézard, d’un serpent ou d’un jeune homme. Ainsi déguisé, il combat tout ce qui est bon et tente d’entraîner tout le monde –jusqu’à Zoroastre lui-même- dans son univers d’obscurité, de tromperie et de mensonges. » (Mythes perses, V. S. Curtis, p.21)
5.3. On décrit aussi Ahrimane sous l’aspect d’un être aux yeux noirs et aux cheveux couleur de jasmin.
6. La lumière d’Ohrmazd / Ahura Mazda contre les ténèbres d’Ahriman.
En résumant, nous pouvons dire qu’à l’origine, Ohrmazd réside en haut, dans la Lumière, alors qu’Ahrimane occupe le bas dans les Ténèbres. Si Ohrmazd connaît l’existence d’Ahrimane, ce dernier ignore l’existence d’Ohrmazd et erre dans l’ombre. Soudain, Ahrimane aperçoit un point de lumière dans les ténèbres et s’élance dans cette direction, mais Ohrmazd le repousse, puis façonne la création qui gardera une forme idéale durant 3000 ans, période durant laquelle Ahrimane est tenu à l’écart. Mais à l’expiration de ce temps, Ahrimane remonte à l’assaut et entre en lutte avec Ohrmazd. Celui-ci s’aperçoit qu’il ne peut vaincre qu’en limitant la lutte dans le temps et propose à Ahrimane de diviser cette période en trois tranches de mille ans, ce qu’Ahrimane accepte. Ohrmazd envisage alors d’encercler Ahriman pour l’empêcher de retourner dans son principe de ténèbres et c’est dans ce but qu’il projette la création idéale sur le plan matériel, où, durant la période de trois fois mille ans, elle restera sans mouvement. Ensuite, Ohrmazd met la création en mouvement et Ahriman, prévenu que son temps est limité, monte à l’assaut du ciel qu’il parviendra partiellement à entraîner dans les ténèbres. Dès qu’il s’y est introduit, Ahriman attaque avec succès différentes parties de la création. Ainsi défigure-t-il le ciel, l’eau, la terre, la végétation, le Bœuf primordial et Gâyômart, l’Homme primordial.
7. L’ancêtre du Péché originel.
Toutefois, la semence de Gâyômart (ou Gayomartan), l’Homme primordial tué par Ahrimane, fut purifiée par le soleil et une rhubarbe en germa une quarantaine d’années plus tard. Cette rhubarbe se développa lentement et donna naissance à Mashya et Mashyane, le premier couple humain mortel. Mais ce premier couple humain ne fut guère plus heureux que les Adam et Eve des religions d’Abraham. En effet, ils furent eux aussi entrainés vers le péché par Ahriman et se détournèrent de leur créateur. C’est ainsi, dit-on, que le monde s’emplit de corruption et de mal. Si l’on ajoute que, comme on l’a vu, Ahriman peut apparaître sous la forme d’un serpent, on constatera que ce mythe a plus que probablement inspiré celui, abrahamique, du péché originel.
8. Le mythe de la victoire définitive du Bien sur le Mal.
Il est dit qu’Ahriman devra un jour mourir, que le jour approche où, après avoir amené toutes les calamités sur cette terre, Ahriman devra être lui-même anéanti et disparaître. « Du fait du pacte qui partage le temps de la création entre les deux principes, Ahriman sera expulsé à la fin de son temps, s’il n’a pas pu obtenir la victoire. » (Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, p.34) Il est donc dit que le Mal sera vaincu à la fin du combat, mais cela est-il réaliste ? Si le « Dieu Bon » n’a pu empêcher l’apparition du Mal, rien ne nous dit qu’il pourra en empêcher la résurrection. Sa toute-puissance prétendue prise en défaut une fois, pourrait l’être à nouveau ultérieurement. Et « si le mal vient de Dieu, comme la volonté de Dieu est éternellement identique, il s’ensuit que le mal est éternel aussi et qu’on ne peut y échapper. » (Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, p.37) Ajoutons que le poète athée et pessimiste, Giacomo Leopardi (1798-1837) écrivit un Hymne à Ahriman décrit comme le « roi des choses », le « créateur du monde, la suprême intelligence qui toujours triomphera »…
9. Melek Tans, le paon de l’Orgueil.
9.1. Le diable de Cheik Adi.
Il est dit des Kurdes Yezzidis qu’ils sont des descendants des anciens Chaldéens et des « adorateurs du Diable ». Ils occuperaient (l’information date d’avant le déclenchement de la guerre américano-irakienne, en 2003) au nord-ouest de Mossoul, un couvent chrétien désaffecté où ils continueraient à vénérer Melek Tans. Difficile de ne pas reconnaître dans ce nom, une référence probable à des dénominations telles que Mélek, Moloch, Malakhbêl, Mal’akhé habalah, qui sont d’un point de vue judéo-chrétien, autant d’appellations d’êtres démoniaques. Mais Melek Tans, qui serait donc Lucifer lui-même, se serait vu pardonner son erreur par Dieu (ne dit-on pas parfois que Lucifer aurait volontairement péché pour servir le dessein de Dieu ?) et aurait été à nouveau élevé au plus haut des cieux. Aussi, chaque année, une fête en l’honneur de Melek Tans est organisée au sanctuaire de Cheik Adi. L’on y assiste à des scènes de transe au cours desquels les pèlerins, enivrés de musique, dansent jusqu’à épuisement, à l’instar des célèbres derviches tourneurs. La foule est, par la suite, aspergée de sang de taureau, après quoi se tiennent, dans les parages immédiats du lieu consacré, de véritables orgies nocturnes.
9.2. Le paon de l’Orgueil.
Melek Tans est représenté sous la forme d’un paon, forme jugée « orgueilleuse » sous laquelle il aurait tenté Eve, plutôt que sous la forme traditionnelle du serpent. Les Kurdes parlent une langue indo-européenne de la branche iranienne. Dès lors, peut-être peut-on voir dans le paon qui représente Melek Tans, une référence à un mythe concernant le « dieu du mal » iranien Ahriman. : « Dans le zurvanisme, Ohrmazd et Ahriman ne sont plus à proprement parler des principes premiers, puisqu’ils sont engendrés. On peut même se demander s’il n’y a pas un certain retour à la liberté du choix originel : en effet, une indication d’Eznik semble montrer qu’Ahriman est capable de bien, ce qui implique qu’il n’est pas mauvais par nature : « Ils disent que ce fameux Arhmn dit : Ce n’est pas que je ne peux pax créer un être bon, mais je ne veux pas ; et pour confirmer sa parole il créa le paon (De Deo, 188). » (Le Dieu du Mal, p. 50-51).
Eric TIMMERMANS
Bruxelles, le 16 mars 2011.
Sources : Dictionnaire du Diable, Roland Villeneuve, Omnibus, 1998 (p. 1036 pour Melek Tans) / Dictionnaire du diable, des démons et sorciers, Pierre Ripert, Maxi-Poche Références, 2003 / Dictionnaire du Diable et de la démonologie, J. Tondrau et R. Villeneuve, Marabout Université, 1968 / Le Dieu du Mal, Hervé Rousseau, PUF, 1963 / L’Ange déchu, M. Centini, Editions de Vecchi, 2004 / Mythes perses, Vesta Sarkhosh Curtis (traduit de l’anglais par Paul Chemla), Seuil, 1994.