DAGDA, LE PERE UNIVERSEL DE L’IRLANDE ANCIENNE
1. Le Dagda, un ancêtre du Chasseur infernal ?
1.1. Durant l’année 1091, rapporte Ordéric Vital, un prêtre du nom de Gauchelin fit la funeste rencontre de la Maisnie infernal de Hellequin. Lorsqu’il entendit des clameurs sauvages et terrifiantes, il voulut se cacher, « mais un homme d’une gigantesque stature (Hellequin), portant une énorme massue, le devança et, brandissant sa barre au-dessus de sa tête, il lui dit : « Ne bouge plus ! Ne va pas plus loin ! » (Le Charivari, p.93) Si l’on se reporte à ce témoignage d’Ordéric Vital qui décrit l’avancée du Chasseur infernal Hellequin et de sa « maisnie », on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle, certes peut-être hasardeux, avec le passage d’un texte irlandais nommé L’Ivresse des Ulates, qui dépeint le dieu irlandais Dagda sous l’aspect d’un géant armé d’une massue de fer. Dans ce récit, une troupe innombrable d’Ulates complètement ivres arrivent sur les terres d’Ailill et Medb de Connaught (=Connemara). Parmi eux se trouvent des Tuatha dé Danann (=dieux, plus généralement, êtres de l’Autre Monde), dont « un homme avec un grand œil, des énormes cuisses, de larges épaules, d’une taille prodigieuse, recouvert d’un vaste manteau gris (qui tient) une grosse massue dans sa main. » (L’épopée celtique d’Irlande, p.119). Ce personnage frappe les neuf hommes qui l’accompagnent d’un bout de sa massue et les tue d’un seul coup. Ensuite, il place sur leurs têtes un autre bout de sa massue et il les ressuscite à l’instant même. De toute évidence, ces descriptions se rapportent au Dagda lui-même, l’équivalent gaélique du Gaulois Teutatès (ou Sucellos), « dieu bon », mais également dieu ambigu du fait de son caractère de maître de la vie et de la mort, possesseur de la massue qui tue et ressuscite, de même que du chaudron d’abondance (L’épopée celtique d’Irlande, Jean Markale, Petite Bibliothèque Payot, 1973, p. 119). Claude Lecouteux dit d’ailleurs que « le meneur de la Chasse infernale est sans doute l’avatar d’une ancienne divinité ambivalente, présidant au trépas et à la résurrection –exactement comme le Dagda celtique qui tue les hommes d’un bout de sa massue et les ressuscite de l’autre- ayant comme attributs un homme et un chien, qui renvoient symboliquement à sa double fonction. » (Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au moyen âge, p.76).
1.2. Et comment, dès lors, si l’on ose cette comparaison avec l’ « homme à la massue » qui effraya tant le prêtre Gauchelin, ne pas tenter une autre comparaison entre le vaste manteau gris du Dagda et le manteau de la même couleur porté par Wotan, que, selon la légende, rencontrèrent douze lansquenets, à la fin de la guerre de Ditmar ? En effet, ils rencontrèrent « un homme habillé d’un grand manteau gris et qui n’était autre que le dieu Wotan (selon d’autres versions, il s’agit du diable) (Le Charivari, p. 164).
1.3. Mais là ne s’arrêtent pas les comparaisons. « Un autre personnage peut aussi permettre un rapprochement entre Hellequin et le Dagda. Il s’agit du géant Cerne Abbas. Ce gigantesque personnage, dessiné sur le flanc d’une colline du Dorsetshire (Grande-Bretagne) et entretenu depuis plus d’un millénaire par les habitants de la région, est un monstre phallique (donc pourvoyeur) et brandissant une massue. Or, dans la version de Walter de Conventry de la Vie de saint Augustin (XIIIe siècle), il existe une phrase interpolée qui semble donner le nom de ce géant : Hélith, qui pourrait bien être une forme évoluée de Hellequin (Herlethingus chez Gautier Map, au XIIe siècle). » (Hellequin, le dieu aux bois de cerf et le Dagda, Patrice Lajoye, Bulletin de la Société de Mythologie Française n°202, 1er trimestre 2001, p.7).
2. Le Dagda, Père Universel.
Le Dagda (ou Daghdha) est également nommé Eochaid Ollathair (=le Père Universel). Il est l’une des principales divinités du panthéon celtique d’Irlande, le Seigneur de la Connaissance, le Maître de l’Eternité et du Temps (chronologique et atmosphérique), le Seigneur des Deux Voies (la Vie et la Mort). En Gaule, on peut sans doute rapprocher le Dagda (=le Bon Dieu) des dieux Teutatès et Sucellos. Dieu-druide, le Dagda est le fils d’Ealadha, un roi démon. Epoux de la déesse Morrigane et père de la déesse Brighid, le Dagda eut également un fils adultérin, né de son union avec Eithné Boinn : le dieu Aonghus (ou Oengus) le Mac Oc. De son union avec la Morrigane, il est notamment dit : « Le Dagda avait une maison à Glenn Etin dans le Nord. Il avait cependant rendez-vous de femme cette année-là, à la fête de Samain de la bataille à Glenn Etin. Le Dagda et la Morrigan firent une union. Le lit du couple est le nom de l’endroit à cause de cela. Morrigan dit au Dagda que les Fomoire toucheraient terre à Mag Scene et elle lui dit d’appeler les hommes d’Irlande devant elle au gué d’Unius. »
3. Les attributs du Dagda.
Le Dagda possède deux attributs canoniques : un chaudron inexhaustible et une massue dont un côté tue les vivants et l’autre ressuscite les morts. Cette massue correspond à sa fonction de maître du cycle des destins, à la succession des naissances et des morts. Certains usages populaires rappellent le « maillet-massue » du dieu (Dagda ou Sucellos). Ainsi, en Bretagne, à la fin du 19ème siècle, imposait-on encore un « maillet béni » sur le front des nouveau-nés pour assurer leur bonne venue en ce monde, de même que sur le front des agonisants pour garantir leur bon passage dans l’autre monde. Le chaudron, quant à lui, assure la satiété parfaite des hôtes du banquet de l’Autre Monde. Sans doute est-il le prototype de ce qui deviendra le Graal chrétien. Le domaine du Dagda compte également trois arbres portant éternellement des fruits, un porc toujours vivant et un autre porc, cuit, dont les morceaux ne diminuent pas quand on en mange. Le Dagda possède également une harpe magique qui joue les airs de la plainte, du rire et du sommeil.
4. Le Dagda dans les récits mythiques irlandais.
3.1. La bataille de Mag Tured.
Le Dagda / Eochaid Ollathair est un des cinq chefs constituant l’Etat-Major des Tuatha dé Danann, avec Diancecht (le Médecin), Goibniu (le Forgeron), Oghma (l’Eloquent) et Nuadha (le Souverain). Avant la bataille, qui verra s’opposer les Tuatha dé Danann et les démons Fomoires, le Dagda s’introduira dans le camp Fomoire qu’il amusera par des pitreries : il engloutira notamment un énorme chaudron. Ensuite, il reviendra faire état au dieu Lug de la situation du camp des Fomoires. Durant la bataille, le Dagda promet de frapper inexorablement les ennemis avec sa massue. Au cours de cette bataille épique qui sera remportée par les Tuatha dé Danann, la harpe du Dagda sera volée par les Fomoires. Elle sera toutefois bien vite récupérée par son légitime propriétaire, aidé de Lug.
3.2. L’affaire de Brug-na-Boyne.
Il existe trois versions de l’affaire de Brug-na-Boyne. La plus fiable est sans doute celle de la Courtise d’Etaine selon laquelle, grâce à une ruse légale de son père, Eochaid Ollathair, Aonghus le Mac Oc s’emparera du sidh de Neachtan Ealcmhar. Les deux autres versions font d’Eochaid Ollathair la victime d’une spoliation manigancée par Aonghus lui-même, et suggérée par Manannan mac Lîr. Nous reprendrons la version la plus courante. De l’union du Dagda et Eihné Boinn, épouse d’Elcmar, naquit donc un fils adultérin nommé Aonghus. Lorsqu’Aonghus, ayant grandi, apprendra qu’il est le fils du Dagda et d’Eithné, il demandera à Mider, son père adoptif, de le conduire vers le Dagda afin de se faire reconnaître la possession d’un domaine. Ainsi, le Dagda et Aonghus échafauderont-ils un plan pour écarter Elcmar de son domaine de Brug-na-Boynn, afin de le livrer au second : celui-ci devra, le prochain soir de Samain, provoquer Elcmar et le menacer de mort s’il ne lui accorde pas la souveraineté sur son domaine durant « un jour et une nuit ». Par la suite, Aonghus ne rendra le domaine qu’après avoir entendu le jugement du Dagda. Cela fut fait ainsi et le jugement d’Eochaid Ollathair fut que l’expression « un jour et une nuit », au moment de Samain, est absolument intemporelle, les barrières du temps sont abolies, ce qui revient à dire qu’Elcmar a définitivement donné son domaine à Aonghus. En compensation, il recevra toutefois le domaine du sidh de Cletech.
Eric TIMMERMANS ©
Bruxelles, le 9 septembre 2010.
Sources : Le Charivari (p.57, 93, 164), Henri Rey-Flaud, Payot, 1985 / Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au moyen âge, Claude Lecouteux, Imago, 1999 (p.76) / DCR (p.42, 43, 45, 57) / ECI (p. 29, 30, 43, 44, 119) / EDC (p.30 à 32, 43, 50, 51, 53, 69, 92, 93, 114 à 116, 117, 122, 123) / LFC (p.31, 38, 39, 55).