1. Kelpie, un étrange homme-cheval aquatique.
Le Kelpie (ou Kelby) est un génie mi-homme, mi-cheval, qui hante les cours d’eau et les lacs d’Ecosse. Sa tête et ses jambes sont du cheval, alors que son torse et ses bras sont humains. Il peut également prendre l’apparence d’un bel adolescent afin de séduire les jeunes filles égarées et les dévorer par la suite. Plus généralement, il propose aux personnes qu’il rencontre de traverser les cours d’eau sur son dos, suite à quoi il s’empresse de les noyer et de les dévorer.
2. L’inondation du Lough Neagh.
Les croyances portant sur le Kelpie, et sur les créatures aquatiques surnaturelles en général, renvoient à la symbolique païenne et celtique de l’eau douce et de ses habitants, comme frontière et gardiens de l’au-delà. Ainsi, par exemple, peut-on citer le cas du récit irlandais de L’inondation du Lough Neagh. Un jour Ecca et sa troupe s’installèrent sur les terres du dieu Oengus, mais celui-ci leur intima l’ordre de partir. Recrus de fatigue, ils refusèrent d’obtempérer et Oengus fit périr tous leurs chevaux. Le lendemain, Ecca lui fit d’amers reproches, si bien que le dieu finit par lui donner un grand cheval pour porter les bagages de la troupe. Toutefois, il leur recommanda de faire en sorte que le grand coursier soit toujours en train de marcher au pas et de ne jamais lui donner un instant de repos, car il serait alors assurément la cause d’une mort certaine. La troupe d’Ecca trouva bientôt un endroit où s’établir et oublia les recommandations d’Oengus. Au moment où le cheval s’arrêta, une fontaine magique jaillit sous ses pas. Ecca fit construire une maison autour de la fontaine et chargea une femme de la surveiller, lui recommandant notamment de garder la porte strictement fermée et de ne l’ouvrir que lorsque les gens de la forteresse voisine, qu’il fit bâtir, viendront chercher de l’eau. Malgré les prédictions et les mises en garde, la femme oublia la recommandation et l’eau s’engouffra immédiatement dans la plaine pour former un grand lac. Ecca et ses gens furent tous submergés par les flots et périrent noyés, tous à l’exception de Curnan le Simple (qui avait prédit le désastre), d’un certain Conang et de Libane. Celle-ci fut également submergée, mais ne mourut pas. Elle vécut, dit-on, un an dans sa chambre sous le lac avec pour seul compagnon son petit chien. Le thème du palais sous l’eau est très répandu dans les textes celtiques, ce qui n’a pas empêché les transcripteurs chrétiens de faire valoir que la survie de Libane sous l’eau ne pouvait résulter que de l’intervention divine, avant de tout simplement faire baptiser Libane par saint Congall ! Habituelle récupération chrétienne des mythes païens… Nous voyons réunis dans cette histoire le thème du cheval pourvoyeur de mort, puisque c’est par son entremise que jaillit la fontaine qui sera à l’origine de la noyade de la maison d’Ecca (dans un autre récit, c’est d’ailleurs l’urine du cheval elle-même qui finira par déborder et à noyer tout le pays sous le lac) et le thème du lac, frontière entre notre monde et l’au-delà, que l’on peut reconnaître aisément dans la vie de Libane dans son palais subaquatique, sans oublier que le chien, qui est son unique compagnon, est également un gardien traditionnel des portes de l’au-delà et des Enfers, à l’exemple de Cerbère, notamment. La relation entre le milieu aquatique et l’homme-cheval Kelpie, d’une logique a priori peu évidente –pourquoi un cheval vivrait-il sous l’eau ?- apparaît donc sous un jour nouveau à la lecture du récit de L’inondation du Lough Neagh.
3. Le Kelpie psychopompe.
Ce qui lie le cheval et le milieu aquatique est ici très clairement souligné : il s’agit du monde de l’au-delà dans lequel le cheval, par l’entremise de l’eau (ou de l’urine), va entraîner ses victimes. Le lac peut apparaître comme une porte, éventuellement ouverte, entre notre monde et l’au-delà. Quand la porte s’ouvre, rien n’empêche plus le Kelpie de surgir des profondeurs infernales. On peut donc voir dans le Kelpie un symbole du passage de la vie à la mort, l’eau et le cheval, animal psychopompe, symbolisant le voyage et l’inconnu ou, plus précisément, le voyage vers l’inconnu. Il est dit que les méfaits du Kelpie sont comparables à ceux du Drac et l’on rappellera à la suite de Marie-Charlotte Delmas qu’ « à la frontière entre le monde des lutins et celui des animaux fantastiques se trouvent d’étranges chevaux et des ânes dont le corps s’allonge pour servir de monture à plusieurs cavaliers qu’ils entraînent dans l’eau afin de les noyer. »
4. Kelpie, vrai monstre du Loch Ness ?
Le Lough Neagh peut aussi évoquer le souvenir d’un lac écossais célèbre : le Loch Ness. En 1823, un folkloriste fit état de l’existence d’un Kelpie très malfaisant qui aurait autrefois hanté le Loch Ness et c’est le 2 mai 1933 que, sur base de cette légende, un certain Alex Campbell va lancer la célébrissime farce du « monstre du Loch Ness » qui prendra progressivement la forme « dinosaurienne » que nous lui connaissons aujourd’hui. Campbell fait passer le Kelpie de la tradition orale à l’actualité. Il évoque un « monstre terrifiant » qui hanterait « depuis des générations » les rives du Loch Ness. Alors que l’on trouvait les « chevaux des eaux » assez répandus dans le folklore écossais, l’homme-cheval monstrueux se fixa bientôt dans un environnement privilégié, le Loch Ness, jusqu’à devenir notre si célèbre dinosaure aquatique surgit en droite ligne du jurassique ou du crétacé !
Eric TIMMERMANS
Bruxelles, le 17 août 2010.
Sources : Dictionnaire des superstitions, R. Morel et S. Walter, Marabout, 1972 / Grand dictionnaire des symboles et des mythes, Nadia Julien, Marabout, 1998 / L’épopée celtique d’Irlande, Jean Markale, Petite Bibliothèque Payot, 1971 / Le Prince de ce monde, Anubis et Nahema-Nephtys, Editions Savoir pour Être, 1993 / Science et Avenir - Hors-Série : Les animaux extraordinaires, juillet-août 2000 / Superstitions et croyances des pays de France, Marie-Charlotte Delmas, Editions du chêne, 2003.